Fraternité
Sacerdotale Saint Pie X
DE
L’ŒCUMÉNISME
À
L’APOSTASIE
SILENCIEUSE
25
ans de Pontificat
Menzingen
2004
1. Le
25ème anniversaire de l’élection de Jean-Paul
II est l’occasion de réfléchir sur l’orientation fondamentale
que le Pape a donnée à son pontificat. Dans la suite du
concile Vatican II, il a voulu le placer sous le signe
de l’unité : « La restauration de l’unité de
tous les chrétiens était l’un des buts principaux du IIème
concile du Vatican (cf. UR n° 1) et, dès mon élection,
je me suis engagé formellement à promouvoir l’exécution
de ses normes et de ses orientations, considérant que
c’était là pour moi un devoir primordial 1 »
Cette “restauration de l’unité des chrétiens” marquait,
selon Jean-Paul II, un pas vers une unité plus grande,
celle de la famille humaine tout entière : « L’unité des
chrétiens est ouverte sur une unité toujours plus vaste,
celle de l’humanité tout entière.2 »
2. En raison de ce
choix fondamental,
Jean-Paul II a estimé devoir « reprendre en main
cette “magna charta” conciliaire qu’est la constitution
dogmatique Lumen gentium3 »
laquelle définit l’Eglise comme un « sacrement, c’est-à-dire
à la fois le signe et le moyen de l’union intime
avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain.4 »
Cette “reprise en main” était faite en vue de « réaliser
toujours mieux cette communion vitale dans le Christ de
tous ceux qui croient et espèrent en lui, mais également
en vue de contribuer à une plus ample et plus forte unité
de la famille humaine tout entière5»;
Jean-Paul II a consacré l’essentiel de son pontificat
à la poursuite de cette unité, multipliant rencontres
interreligieuses, repentances et gestes œcuméniques. Ce
fut également la principale raison de ses voyages :
« Ils ont permis d’atteindre les Eglises particulières
dans tous les continents, en portant une attention soutenue
au développement des relations œcuméniques avec les chrétiens
des différentes Confessions6 »;
Jean-Paul II a donné l’œcuménisme pour trait caractéristique
du Jubilé de l’an 2000.7
En
toute vérité, donc, « on peut dire que toute l’activité
des Eglises locales et du Siège apostolique ont eu ces
dernières années un souffle œcuménique.8»
Désormais, vingt-cinq ans ont passé, le Jubilé s’en est
allé : l’heure des bilans a sonné.
3.
Longtemps, Jean-Paul II a cru que son pontificat serait
un nouvel Avent9
permettant à « l’aube de ce nouveau millénaire [de] se
lever sur une Eglise qui a retrouvé sa pleine unité.10 »
Alors se serait réalisé le « rêve » du Pape :
« Tous les peuples du monde en marche, de différents
lieux de la Terre, pour se réunir auprès du Dieu unique
comme une seule famille.11 »
La réalité est tout autre : « Le temps que nous
vivons apparaît comme une époque d’égarement [où] beaucoup
d’hommes et de femmes semblent désorientés.12»
Règne par exemple sur l’Europe une « sorte d’agnosticisme
pratique et d’indifférentisme religieux », au point
que « la culture européenne donne l’impression d’une
“apostasie silencieuse.”13 »
L’œcuménisme n’est pas étranger à cette situation. L’analyse
de la pensée de Jean-Paul II (1ère partie)
nous fera constater, non sans une profonde tristesse,
que la pratique œcuménique est héritée d’une pensée étrangère
à la doctrine catholique (2ème partie) et mène
à l’“apostasie silencieuse” (3ème partie).
4.
A la base de la conception du Pape se trouve l’affirmation
selon laquelle « Jésus-Christ (qui) “s’est uni d’une
certaine manière à tous les hommes” (Gaudium et spes,
n° 22), même si ceux-ci n’en sont pas conscients.14»
Jean-Paul II explique en effet que la Rédemption apportée
par le Christ est universelle non seulement en ce sens
qu’elle est surabondante pour le genre humain tout entier
et qu’elle est proposée à chacun de ses membres en particulier,
mais surtout parce qu’elle est appliquée de fait à tous
les hommes : si donc, d’un côté, « dans le Christ,
la religion n’est plus une “recherche de Dieu comme à
tâtons” (Act 17, 27), mais une réponse de la foi à Dieu
qui se révèle […], réponse rendue possible par cet Homme
unique […] en qui tout homme est rendu capable de répondre
à Dieu », de l’autre, le Pape ajoute « [qu’]en
cet Homme, la création entière répond à Dieu.15 »
En effet, « chacun a été inclus dans le mystère de la
Rédemption, et JésusChrist s’est uni à chacun, pour toujours,
à travers ce mystère. […] C’est cela, l’homme dans toute
la plénitude du mystère dont il est devenu participant
en Jésus-Christ et dont devient participant chacun des
quatre milliards d’hommes vivant sur notre planète, dès
l’instant de sa conception.16 »
De la sorte, « dans l’Esprit-Saint, chaque personne et
chaque peuple sont devenus, par la croix et la résurrection
du Christ, des enfants de Dieu, des participants de la
nature divine et des héritiers de la vie éternelle.17»
5.
Cet universalisme de la Rédemption trouve son application
immédiate dans la manière dont Jean-Paul II pratique les
relations entre l’Eglise catholique et les autres religions.
En effet, si l’ordre de l’unité précédemment décrit « est
celui qui remonte à la création et à la rédemption et
s’il est donc, en ce sens, “divin”, ces différences et
ces divergences [citées plus haut], même religieuses,
remontent plutôt à un “fait humain”18 »
et doivent donc « être dépassées dans le progrès
vers la réalisation du grandiose dessein d’unité qui préside
à la création.19 »
D’où les réunions interreligieuses telles que celle d’Assise,
le 27 octobre 1986, en laquelle le Pape a voulu déceler
« de manière visible, l’unité cachée mais radicale
que le Verbe divin […] a établie entre les hommes et les
femmes de ce monde. 20
» Par de tels gestes, le Pape entend faire proclamer à
l’Eglise que « le Christ est la réalisation de l’aspiration
de toutes les religions du monde et, par cela même, il
en est l’aboutissement unique et définitif.21»
6.
Un double ordre : unité divine demeurant inviolée, et
divisions historiques qui ne relèvent que de l’humain
; telle est encore la grille appliquée à l’Eglise, considérée
comme communion. Jean-Paul II distingue en effet l’Eglise
du Christ, réalité divine, des différentes Eglises, fruits
des “divisions humaines”22.
L’Eglise du Christ, aux contours assez mal définis du
fait qu’elle déborde des limites visibles de l’Eglise
catholique23
, est une réalité intérieure24.
Elle rassemble pour le moins l’ensemble des chrétiens25,
quelle que soit leur appartenance ecclésiale : tous
sont « disciples du Christ26»,
« dans une appartenance commune au Christ27»
; ils « sont un parce que, dans l’Esprit, ils sont
dans la communion du Fils et, en lui, dans sa communion
avec le Père.28»
L’Eglise du Christ est donc communion des saints, par
delà les divisions : « L’Eglise est Communion
des saints.29»
En effet, « la communion en laquelle les chrétiens
croient et espèrent est, en sa réalité la plus profonde,
leur unité avec le Père par le Christ et dans le Saint-Esprit.
Depuis la Pentecôte, elle est donnée et reçue dans l’Eglise,
communion des saints.30 »
7.
D’après Jean-Paul II, les divisions ecclésiales survenues
au cours de l’histoire n’auraient pas affecté l’Eglise
du Christ, autrement dit auraient laissé inviolée l’unité
radicale des chrétiens entre eux : « Par la grâce
de Dieu, ce qui appartient à la structure de l’Eglise
du Christ n’a pourtant pas été détruit, ni la communion
qui demeure avec les autres Eglises et Communautés ecclésiales.31»
Ces divisions sont en effet d’un autre ordre ; elles
ne concernent que la manifestation de la communion des
saints, ce qui la rend visible : les traditionnels
liens de la profession de foi, des sacrements et de la
communion hiérarchique. En refusant l’un ou l’autre de
ces liens, les Eglises séparées ne portent atteinte qu’à
la communion visible avec l’Eglise catholique, et encore
seulement de manière partielle : cette dernière communion
est capable de plus ou de moins, selon qu’un plus ou moins
grand nombre de liens auront été sauvegardés. On parlera
alors de communion imparfaite entre les Eglises séparées
et l’Eglise catholique, la communion de tous dans l’unique
Eglise du Christ demeurant sauve32.
Le terme d’ “Eglises-sœurs” sera souvent utilisé33.
8.
Selon cette conception, ce qui unit entre elles les différentes
Eglises chrétiennes est plus grand que ce qui les sépare34:
« L’espace
spirituel commun l’emporte sur bien des barrières confessionnelles
qui nous séparent encore les uns des autres.35»
Cet espace spirituel, voilà l’Eglise du Christ. Si celle-ci
ne « subsiste 36»
« en un unique sujet37 »
que dans l’Eglise catholique, elle n’en garde pas moins
une « présence active » dans les Communautés
séparées en raison des « éléments de sanctification
et de vérité38 »
qui y sont présents. C’est ce prétendu espace spirituel
commun que Jean-Paul II a voulu sceller par la publication
d’un martyrologe commun aux Eglises : « L’œcuménisme
des saints, des martyrs, est peut-être celui qui convainc
le plus. La voix de la communio sanctorum est plus forte
que celle des fauteurs de division.39 »
9.
Dès lors, « le but ultime du mouvement œcuménique »
n’est que « le rétablissement de la pleine unité
visible de tous les baptisés.40»
Une telle unité ne se réalisera plus par l’“œcuménisme
de retour”41:
« Nous le rejetons comme méthode de recherche d’unité.
[…] L’action pastorale de l’Eglise catholique tant latine
qu’orientale ne tend plus à faire passer les fidèles d’une
Eglise à l’autre.42 »
Ce serait en effet oublier deux choses :
Ces divisions, que le concile Vatican II analyse comme
des manquements à la charité43,
sont imputables de part et d’autre : « Evoquant
la division des chrétiens, le décret sur l’œcuménisme
n’ignore pas “la faute des hommes de l’une et l’autre
partie” , en reconnaissant que la responsabilité ne peut
être attribuée uniquement “qu’aux autres (UR, 3).”44»
L’œcuménisme est aussi « échange de dons45»
entre les Eglises : « L’échange des dons entre
les Eglises, dans leur complémentarité rend féconde la
communion.46»
C’est
pourquoi l’unité souhaitée par Jean-Paul II « n’est
pas absorption ni même fusion.47 »
Appliquant ce principe aux relations entre l’Eglise catholique
et les orthodoxes, le Pape développe : « Les
deux Eglises-sœurs d’Orient et d’Occident comprennent
aujourd’hui que sans une écoute réciproque des raisons
profondes qui sous-tendent en chacune d’elles la compréhension
de ce qui les caractérise, sans un don réciproque des
trésors du génie dont chacune est porteuse, l’Eglise du
Christ ne peut manifester la pleine maturité de cette
forme qu’elle a reçue au début, dans le Cénacle.48 »
10.
« De même que dans la famille les éventuelles dissensions
doivent être dépassées par la recomposition de l’unité,
c’est ainsi que l’on doit faire dans la famille plus vaste
de la communauté chrétienne tout entière.49»
Dépasser les dissensions humaines par la recomposition
de l’unité visible, telle est la méthodologie du Pape.
Il faudra l’appliquer dans les trois liens traditionnels
de la profession de foi, des sacrements et de la communion
hiérarchique, du fait que ce sont eux qui constituent
la visibilité de l’unité.
11.
On sait comment Paul VI s’y est employé en matière
de sacrements : dans les réformes liturgiques successives
qui ont appliqué les décrets conciliaires, « l’Eglise
a été guidée (…) par le désir de tout faire pour faciliter
à nos frères séparés le chemin de l’union, en écartant
toute pierre qui pourrait constituer ne serait-ce que
l’ombre d’un risque d’achoppement ou de déplaisir.50 »
12.
L’obstacle d’une liturgie catholique trop expressive
du dogme ainsi écarté, il restait à dépasser la difficulté
posée par les liturgies des communautés séparées. La réforme
fit alors place à la reconnaissance : bien qu’elle
ne contienne pas les paroles consécratoires, l’anaphore
assyrienne (nestorienne) d’Addaï et Mari fut décrétée
valide en un document expressément approuvé par Jean-Paul
II 51.
13.
En matière de foi, Jean-Paul II estime que, bien souvent,
« les polémiques et les controverses intolérantes
ont transformé en affirmations incompatibles ce qui était
en fait le résultat de deux regards scrutant la même réalité,
mais de deux points de vue différents. Il faut trouver
aujourd’hui la formule qui, saisissant cette réalité intégralement,
permette de dépasser les lectures partielles et d’éliminer
les interprétations erronées.52 »
Cela réclame une certaine latitude par rapport aux formules
dogmatiques jusque là employées par l’Eglise. On recourra
donc au relativisme historique, afin de faire dépendre
les formules dogmatiques de leur époque : « Les
vérités que l’Eglise entend réellement enseigner par ses
formules dogmatiques sont sans doute distinctes des conceptions
changeantes propres à une époque déterminée ; mais
il n’est pas exclu qu’elles soient éventuellement formulées,
même par le Magistère, en des termes qui portent des traces
de telles conceptions.53 »
14.
Deux applications de ces principes sont souvent citées.
Dans le cas de l’hérésie nestorienne, Jean-Paul II estime
que « les divisions qui se sont produites étaient
dues dans une large mesure à des malentendus.54»
En effet, si le principe qui affirme que « en premier
lieu, devant des formulations doctrinales qui se séparent
des formules en usage dans la communauté à laquelle on
appartient, il convient manifestement de discerner si
les paroles ne recouvrent pas un contenu identique55 »
est clair, l’application qui en est faite est détournée.
C’est ainsi que la reconnaissance de foi christologique
de l’Eglise assyrienne d’Orient, sans que lui ait été
réclamée l’adhésion à la formule d’Ephèse selon laquelle
Marie est Mère de Dieu, fait fi des condamnations antérieures,
sans tenir compte de leur aspect infaillible56.
Plus caractéristique encore est la déclaration commune
avec la Fédération luthérienne mondiale. Son souci ne
fut pas de dire la foi et d’écarter l’erreur, mais seulement
de trouver une formulation apte à échapper aux anathèmes
du concile de Trente : « Cette déclaration commune
est portée par la conviction que le dépassement des
condamnations et des questions jusqu’alors controversées
ne signifie pas que les séparations et les condamnations
soient prises à la légère ou que le passé de chacune
de nos traditions ecclésiales soit désavoué. Elle
est cependant portée par la conviction que de nouvelles
appréciations adviennent dans l’histoire de nos Eglises.57 »
D’un mot bien simple, le cardinal Kasper commentera cette
déclaration : « Là où nous avions vu au premier
abord une contradiction, nous pouvons voir une position
complémentaire.58 »
15.
Quant au ministère pétrinien, les souhaits pontificaux
sont connus : trouver, de concert avec les pasteurs
et théologiens des différentes Eglises, « les formes
dans lesquelles ce ministère pourra réaliser un service
d’amour reconnu par les uns et par les autres.59 »
On introduira alors le régulateur de la necessitas
Ecclesiæ60,
comprise aujourd’hui comme réalisation de l’unité des
chrétiens, pour atténuer ce qui, dans l’exercice du ministère
pétrinien, pourrait être obstacle à l’œcuménisme.
16.
Selon le cardinal Kasper, cette démarche ne suffit
pas. Il faut encore dépasser les obstacles présents dans
les communautés séparées, par exemple l’invalidité décrétée
des ordinations anglicanes 61.
La piste qu’il propose pour cela est une redéfinition
du concept de succession apostolique, non plus « dans
le sens d’une chaîne historique d’imposition des mains
remontant à travers les siècles à un apôtre – ce serait
une vision très mécanique et individualiste » mais
comme « participation collégiale dans un collège
qui, comme un tout, remonte aux apôtres par le partage
de la même foi apostolique et par la même mission apostolique.62 »