Un matin plaisant de printemps, je me tenais,
en compagnie d`un petit compagnon aussi curieux que moi, sur
la plage à l`opposé du promontoire oriental qui,
par son austère mur de granite, empêchait tout
accès aux merveilles du Doocot, et cela dix jours sur
quatorze. Nous le voyions s`étirer de façon moqueuse
dans les flots verts. Il nous était difficile de supporter
notre désappointement, alors que les grottes étaient
si près.
La marée commençait à baisser; et si nous
voulions un passage à sec, nous devrions attendre au
moins une semaine. À ces deux sources de motivation,
il faut ajouter que ni l`un ni l`autre ne comprenions réellement
le fonctionnement des marées printanières. J`étais
assez certain d`avoir fait le tour du promontoire en eau peu
profonde quelques jours plus tôt avec mes oncles. Nous
en conclûmes que si nous arrivions à en faire le
tour maintenant, nous aurions le plaisir d`attendre dans les
grottes que la marée soit suffisamment basse pour nous
découvrir un passage de retour.
Une espèce de tablette étroite et accidentée
courait le long des flancs du promontoire, et il était
possible d`y avancer lentement si on était pieds nus.
Nous réussîmes à nous hisser jusqu`à
elle puis, avançant en nous tenant des mains et des pieds,
nous atteignîmes l`extrémité du promontoire.
Lors de notre progression, le précipice devenait plus
effrayant et l`eau devenait plus verte et plus profonde. Comme
nous faisions le tour du promontoire et nous dirigions à
nouveau vers la plage, l`eau devenait au contraire moins profonde
et moins verte. Nous avançâmes jusqu`à ce
que le sentier se trouve à surplomber d`une hauteur de
dix pieds une plage de gravelle.
Fiers de notre succès, nous nous jetâmes en bas,
et notre «atterrissage» sur la plage de
fin gravier y provoqua une volée de cailloux. Pour au
moins une semainebien que nous ne sachions pas encore l`étendue
de notre chance à venir- les merveilles du Doocot pourraient
être considérées exclusivement nôtres.
Oui, pour une courte période de sept jours, avant que
la nature ait fait son changement, «elles étaient
à nous, et à aucun autre», pour emprunter
les mots de Carlyle.
Les premières dix heures nous procurèrent un plaisir
sans mélange. La plus grande des grottes se révéla
pleine de merveilles, et nous en trouvâmes encore plus
sur les pentes des falaises et sur les rochers de la plage à
leur pied. Nous avons réussi, en rampant, à découvrir
des buissons-nains qui sont la preuve de l`influence bienfaisante
de la bruine marine. Il y avait aussi le chèvrefeuille
d`un jaune pâle, que nous n`avions jamais pu voir en dehors
des jardins ou des haies. Et sur une pente bien ombragée
nous avons détecté l`odorant muguet des bois,
avec ses délicates fleurs blanches et ses belles feuilles
verticillées.
Nous trouvâmes aussi l`herbe au scorbut, avec ses minuscules
fleurs cruciformes, que le Capitaine Cook utilisait lors de
ses voyages. Elle était juste à l`entrée
de la grotte la plus profonde, là où un petit
ruisselet venait aboutir à partir du haut de la falaise.
Mais par-dessus tout il y avait les grottes, avec leurs pigeons
blancs, diaprés, et bleus, et avec leurs profondeurs
mystérieuses et obscures, dans lesquelles les plantes
devenaient pierres, et où l`eau se transformait en marbre.
En peu de temps nous avions détaché à l`aide
de nos marteaux de pleines pochetées de stalactites et
de mousse pétrifiée. Sur le côté
d`une grotte il y avait de petits réservoirs où
nous pouvions observer le processus d`agrégation des
minéraux, comme lorsque au début des gelées
d`octobre, quand le vent du Nord effleure à peine la
surface de l`eau d`un étang de montagne ou d`un ruisseau
paresseux, et qu`on peut voir les aiguilles de glace nouvellement
formées qui brillent de la berge jusque dans l`eau. Il
y avait des cas où c`était si rapide, qu`il nous
semblait que les côtés solides d`un cône
s`élevaient presque à mesure de la montée
de l`eau en son centre. Les sources d`eau qui déferlaient
par-dessus déposaient leurs minuscules cristaux sur les
rebords, et les réservoirs devenaient plus profonds à
mesure que leurs parois étaient ainsi édifiées
par cet étrange procédé de maçonnerie.
La longue et télescopique perspective sur la mer bouillonnante,
telle que vue du fond de la grotte alors que tout autour de
nous était d`un noir d`encre; l`éclair soudain
d`un goéland passant rapidement devant l`orifice de la
grotte; la masse noire et lourde d`un épaulard qui, après
avoir émis son jet d`eau, replongeait dans les profondeurs
en nous montrant son dos luisant et sa queue; et même
les pigeons, qui nous croisaient dans un sifflement de vitesse,
à un moment à peine visible dans l`obscurité,
et à un autre radieux dans la lumière; tous eurent
pour nous un nouvel intérêt, à cause de
l`environnement spécial d`où nous les observions.
Tous devenaient en effet comme des miniatures dorées,
encadrées de noir; et cela prit du temps avant que nous
nous lassions d`en admirer le côté étrange
et beau.
Toutefois il nous sembla quelque peu sinistre, et peut-être
même surnaturel, qu`environ une heure après midi,
alors qu`il y avait encore au moins deux mètres d`eau
au front du promontoire, la marée cessa de baisser, et
qu`un quart d`heure plus tard elle commença à
remonter vers la plage. Mais croyant qu`il n`y avait là
qu`une anomalie que la marée du soir ne manquerait pas
de corriger, nous continuâmes à espérer
et à nous amuser.
Les
heures passèrent une à une, semblant plus longues
à mesure que les ombres s`allongeaient, et la mer montait
toujours. Le soleil avait plongé derrière les
falaises, et tout devint obscur à leur pied, et doublement
obscur dans leurs grottes; mais leur front accidenté
continuait de capter la rouge brilliance du soir. Cette rougeur
s`éleva de plus en plus, chassée par les ombres
du bas, jusqu`à ce qu`après s`être attardée
un moment sur les sommets garnis de chèvrefeuilles et
de genévriers, elle disparaisse et tout devienne sombre
et gris.
Le
goéland, qui jusque là s`était laissé
flotter à la crête des vaguelettes, battit des
ailes et rejoignit lentement son logis de paille à l`abri
de la haute-mer; le cormoran foncé le suivit d`un battement
plus fréquent et plus ample, et alla nicher dans une
embrasure de la falaise; les pigeons quittèrent leurs
perchoirs et descendirent en un sifflement vers leurs grottes,
dans l`obscurité desquelles ils disparurent; toute créature
ayant des ailes en usait pour regagner son domicile à
toute vitesse; mais ni mon compagnon ni moi n`en avions, et
il n`y avait aucune possibilité de regagner la maison
sans elles.
Nous fîmes des efforts désespérés
pour escalader les précipices, et nous réussîmes
à deux reprises à nous hisser jusqu`à des
tablettes rocheuses à mi-pente, là où nichent
les faucons et les corbeaux; mais, bien que nous ayions grimpé
jusqu`à rendre notre retour presque impossible, il n`était
absolument pas possible de monter plus haut. Les falaises n`avaient
jamais été escaladées, et elles n`étaient
pas destinées à l`être maintenant. C`est
pourquoi, comme le soir devenait plus sombre, et que nos prises
devenaient de plus en plus douteuses et précaires, il
ne nous resta plus qu`à abandonner le combat sans espoir.
«Quant à moi cela ne me dérangerait
pas,» me dit mon petit compagnon fondant en larmes,
«s`il ne s`agissait pas de ma mère; qu`est-ce
que ma mère va dire?» «Ça
ne me ferait rien non plus» dis-je d`un cœur
lourd; «allons, ce ne sont que des reflux marins, et nous
pourrons nous en aller à minuit.» Nous retraitâmes
ensemble dans une des grottes les moins profondes et les plus
sèches, et nous nettoyâmes une partie des ses rudes
rochers; puis nous cherchâmes à tâton de
l`herbe sèche, car au printemps il y en a qui se blanchit
en touffes épaisses parmi les rochers. Nous utilisâmes
l`herbe pour nous faire un semblant de matelas, et nous nous
couchâmes collés l`un contre l`autre pour nous
réchauffer.
Depuis quelques heures des masses de nuages hautes comme des
montagnes s`étaient élevées, sombres et
menaçantes, devant la grotte béante. Elles s`étaient
enflammées sinistrement dans le soleil couchant et, à
mesure que le soir déclinait, elles avaient passé
par toutes les teintes de la colère, du rouge féroce
à un brun sombre et rempli de tonnerre, jusqu`à
un noir funèbre; et bien que nous ne puissions plus les
voir, nous pouvions néanmoins entendre ce qu`elles nous
présageaient de sinistre.
Le vent se leva et commença à hurler lugubrement
le long des précipices rocheux, et la mer, jusque là
silencieuse, se mit à battre violemment contre le rivage,
et à exploser comme des coups de canon de détresse
à partir du fond des deux grottes sous-marines. Nous
pouvions aussi entendre la pluie battante, tantôt lourdement,
tantôt légèrement, selon que les coups de
vent gagnaient ou perdaient en force; nous entendions aussi
le ruisselet au-dessus de la plus grande des grottes tantôt
projeté contre la falaise, tantôt se déversant
avec force sur les pierres du bas.
Aux alentours de minuit le ciel s`éclaircit et le vent
tomba, et la lune, alors dans son dernier quartier, se leva
au-dessus de la mer, rouge telle une masse de fer rougi au feu.
Nous rampâmes vers le bas, à travers les rochers
et dans une lumière blafarde, afin de vérifier
si la mer s`était suffisamment retirée pour nous
livrer passage; mais nous vîmes les vagues battant contre
les rochers, juste à l`endroit où se trouvait
la limite de la marée douze heures plus tôt, et
aussi deux bons mêtres d`eau ensérant la base du
promontoire à son extrémité. La faible
lueur d`une idée au sujet de notre situation réelle
se fit jour dans mon esprit. Ce n`était pas seulement
à un emprisonnement de courte durée que nous nous
étions condamnés, mais nous serions prisonniers
des grottes pendant toute une semaine.
Cette pensée n`avait rien de réconfortant, naissant
comme cela au beau milieu des terreurs et du froid de la nuit;
je scrutai donc la mer fixement, vu qu`elle m`apparaissait comme
notre seule sortie de secours. À ce moment-là
un vaisseau se fit voir, croisant le reflet de la lune sur la
mer, à moins d`un demi-mille de la rive. Assisté
de mon compagnon, je commençai à crier de toutes
mes forces dans l`espoir d`être entendu des marins. Nous
vîmes sa masse obscure passant lentement à travers
la rouge traînée lumineuse qui l`avait rendue visible,
puis disparaître à nouveau dans la noirceur épaisse;
et juste au moment où nous la perdions de vue pour toujours,
nous pûmes entendre un son indistinct se mêlant
au bruit des vagues: C`était un cri de réponse
de la vigie étonnée.
Le vaisseau, comme nous l`apprîmes par la suite, était
une grosse barge lourdement chargée et n`ayant pas de
chaloupe; de plus, son équipage n`était pas du
tout sûr qu`il serait sécuritaire de s`occuper,
à travers les rochers, de cette voix entendue au milieu
de la nuit, même s`ils avaient disposé des moyens
de se rendre au rivage. Nous attendîmes longtemps cependant,
criant chacun à notre tour, et parfois ensemble, mais
il n`y eut pas de seconde réponse; et à la fin,
perdant espoir, nous retournâmes notre lit de misère,
juste au moment où la marée devenait montante
à nouveau, et où les vagues vinrent se dérouler
de plus en plus haut sur la plage.
À
mesure que la lune se levait et devenait plus brillante, mes
pensées et mes craintes ne me troublèrent plus
autant, et j`avais réussi à sombrer dans un sommeil
aussi profond que celui de mon compagnon, lorsque nous fûmes
tous deux réveillés par un fort cri. Nous nous
levâmes et rampâmes vers le bas des rochers, et
comme nous atteignîmes le rivage le cri se répéta.
C`était celui d`au moins une douzaine de voix aiguës
réunies. Il y eut une courte pause, suivie d`un autre
cri; puis deux bateaux remplis d`hommes firent le tour de l`extrémité
du promontoire, et le cri se renouvela une troisième
fois. La ville entière avait été alarmée
en recevant l`information selon laquelle deux petits garçons
s`étaient éloignés au matin vers les rochers
du Sutor sud, et qu`ils n`avaient pu revenir.
De temps immémorial les précipices étaient
la scène de tragiques accidents, et il fut aussitôt
conclu qu`un triste incident s`était ajouté au
nombre. C`est vrai qu`on se rappelait certains cas où
des personnes s`étaient retrouvées coincées
à l`intérieur des grottes par les marées,
sans toutefois en avoir vraiment souffert; mais comme au printemps
les grottes étaient réputées inaccessibles
même à marée basse, il fut dit que nous
ne pouvions pas être à l`intérieur; et le
seul espoir qui demeurait était que, comme cela était
déjà arrivé, seul l`un de nous aurait péri,
et que le survivant se terrait parmi les rochers, effrayé
de retourner à la maison. C`est avec cette perspective
que, lorsque la lune s`était levée et que la mer
s`était calmée, les deux bateaux avaient pris
la mer.
Ce fut tard le matin que nous atteignîmes Cromarty, mais
une foule attendait notre arrivée sur la plage, et plusieurs
lumières semblaient regarder anxieusement à travers
les fenêtres des maisons. En fait l`intérêt
suscité fut si grand, qu`un poème énormément
mauvais, dans lequel l`auteur racontait notre mésaventure,
devint quelques jours plus tard si populaire, qu`il fut copié
et lu par l`élite de la ville lors du thé.