Saint
Thomas More
Tiré de:
“The lives of the Fathers, Martyrs, and other Saints”, par Alban
Butler, traduit par André De Vriendt
Aux deux extrémités de la période
médiévale de la monarchie en Angleterre, on trouve la figure d’un grand
martyr : l’un donna sa vie pour mettre son pays à l’abri d’une agression
royale durant trois cent cinquante ans, l’autre la donna dans un vain
effort pour sauver son pays d’une telle agression; tous deux se prénommaient
Thomas, tous deux étaient chancelier du royaume, tous deux étaient favori
du roi tout en aimant Dieu plus que leur roi; la coincidence est remarquable
bien qu’en y regardant de plus près, la ressemblance s’arrête là :
ils vécurent à des époques différentes – l’un à la fin du douzième siècle,
l’autre en pleine Renaissance – et leurs statuts furent différents, Thomas
Becket était un ecclésiastique tandis que Thomas More était
un laïc.
Le père de More était Sir John
More, avocat et juge. Sa première épouse Agnès, fille de Thomas Grainger,
lui donna un fils, Thomas, qui naquit rue Milk, Cheapside, le 6 février
1478.
Enfant, Thomas fréquenta l’école
St. Antony sur la rue Threadneedle et à treize ans fut reçu dans la maison
de Morton, l’Archevêque de Canterbury, qui décela en lui un avenir prometteur
et l’envoya à Oxford où il entra au Collège de Canterbury (qui fut par
la suite absorbé dans la Christ Church anglicane). Sir John était sévère
pour son fils, ne lui accordant de l’argent contre factures que pour les
choses indispensables et rien pour lui-même; si le jeune Thomas ronchonna
à ce sujet il en comprit après coup la raison : celà lui évitait
de faire des bêtises et de s’écarter de ses études qu’il aimait. Mais
son père le rappela à la maison après qu’il eut passé seulement deux années
à l’université. En février 1496, alors âgé de 18 ans, il fut admis à Lincoln’s
Inn; il fut reçu au barreau en 1501 et entra au Parlement en 1504.
Il était déjà l’ami intime
d’Érasme; le doyen Colet était son confesseur; il faisait des épigrammmes
en latin tirés de l’anthologie grecque avec William Lilly; il donnait
des cours sur le de Civitate Dei de saint Augustin à la communauté
juive de St. Lawrence. Il était un jeune homme brillant, couronné de succés
et populaire.
D’autre part il fut pendant un
certain temps troublé à propos de sa vocation dans la vie. Il avait vécu
durant quatre ans à la London Charterhouse, et était indubitablement attiré
par la vie de cette maison religieuse; par ailleurs la possibilité de
devenir un Frère Mineur (franciscain) attira son attention. Mais il ne
put trouver la confirmation de son appel à la vie monastique ou à celle
de prêtre séculier; il ne voulait surtout pas devenir un prêtre indigne.
C’est ainsi qu’il se maria au début de l’an 1505. Mais, bien qu’un homme
du monde dans le bon sens de l’expression, il n’avait rien de ce mépris
pour l’ascétisme qui caractérisait tant d’hommes de la Renaissance. Depuis
à peu près l’âge de dix-huit ans il portait un cilice (au grand amusement
de sa belle-fille Anne Cresacre), et usait de la discipline (fouet) les
vendredis et les vigiles; il assistait à la messe tous les jours et récitait
quotidiennement le petit Office. « Je n’ai jamais vu quelqu’un, dit
Erasme, si indifférent à la nourriture... Par ailleurs, il ne ressentait
pas d’aversion pour ce qui procure au corps un plaisir innocent ».
La première femme
de Thomas More, qu’il appelait « uxorcula Mori » était Jeanne,
fille aînée de John Colt de Nether-hall dans l’Essex. Son gendre William
Roper nous apprend que More « aurait choisi la deuxième fille de
Colt qu’il trouvait plus jolie et mieux douée, mais en songeant au chagrin
et à la honte pour l’aînée de voir sa jeune soeur préférée en vue du mariage,
par pitié il s’est tourné plutôt vers elle et l’épousa bientôt ».
C’était en réalité un acte de pietas et non de pitié qu’il est
intéressant de noter pour ce qu’il nous apprend de More et pour l’exemple
instructif de ce qu’on pouvait attendre de tout vrai gentleman anglais.
Ils furent heureux
ensemble et eurent quatre enfants, Margaret, Elizabeth, Cecilia et John.
Le ménage de More fut un haut-lieu du savoir et de l’art. Vu son manque
de dilettantisme, il serait qualifié aujourd’hui de « intello ».
More était tout en faveur de l’instruction des femmes, non par féminisme
doctrinaire, mais comme étant une chose raisonnable recommandée par de
prudents et saints anciens tels que saint Jérôme et saint Augustin, « sans
parler des autres ».
Toute la famille
et les domestiques se réunissaient pour les prières du soir et aux repas
l’un des enfants lisait à haute voix un extrait des Écritures avec de
courts commentaires. Ceci fait, suivaient des discussions et des mots
d’esprit. Mais More interdisait dans sa maison les jeux de cartes et de
dés. Il dota une chapelle dans son église paroissiale de Chelsea. Même
quand il était chancellier, il chantait dans la chorale, en surplis. « Il
avait la coutume, chaque fois que dans sa maison ou dans le village une
femme était en couches, de commencer à prier et de continuer ainsi jusqu’à
ce qu’il apprenait que l’accouchement s’était bien passé. Il avait l’habitude
de parcourir les arrière ruelles pour s’enquérir de la situation des familles
pauvres. Il invitait souvent à sa table ses voisins pauvres et les recevait
familièrement et joyeusement; il invitait rarement les riches, et presque
jamais les nobles » (Stapleton, Tres Thomae).
Mais si on voyait
rarement chez lui les riches et les grands, par contre des hommes comme
Grocyn, Linacre, Colet, Lilly, Fisher, des religieux et des érudits, non
seulement de Londres mais aussi du continent, étaient toujours les bienvenus,
et parmi eux Desiderius Erasmus était parmi les plus assidus et bienvenus.
On a tenté de dénaturer cette amitié : des Protestants, en exagérant
la présumée non-orthodoxie d’Érasme; des Catholiques, en minimisant la
chaleur de leur amitié. Il n’y a pas de meilleur témoingnage que celui
même de More : « Car si j’avais trouvé chez mon cher Érasme
les intentions et objectifs astucieux que je trouve chez Tyndale, mon
cher Érasme ne serait plus mon cher Érasme. Mais je trouve qu’il a détesté
et abhorré les erreurs et les hérésies que Tyndale enseignait et par conséquent
Érasme restera encore mon cher Érasme ».
Durant la première
période de sa vie d’homme marié, More vécut à Bucklersbury, dans la paroisse
de Saint Peter Walbrook. En 1509 mourut Henry VII. More avait dirigé au
Parlement l’opposition aux exactions monétaires du roi et son succés avait
conduit à l’emprisonnement de son père dans la tour de Londres et à une
amende de 100 livres. L’accession de Henry VIII au trône allait signifier
la bonne fortune pour le jeune avocat. Dans l’année qui suivit il fut
élu lecteur à Lincoln’s Inn et nommé sous-shérif (représentant de la Couronne)
de la ville de Londres. Mais presque à la même époque son épouse bien-aimée,
Jane Colt, mourut. Après seulement quelques semaines il en épousa une
autre : Alice Middleton. Beaucoup de bêtises ont été écrites à propos
de ce second mariage si rapidement conclu, mais la situation était claire.
More était un homme de bon sens et sensible, et il avait quatre jeunes
enfants sur les bras. Il épousa donc une veuve, de sept ans plus âgée
que lui, qui était à la fois une ménagère expérimentée, volubile, aimable
et pleine de bon sens sans originalité. On ne peut pas reprocher à Mrs
Alice de ne pas être à la hauteur de son second mari; elle n’était pas
une Xanthippe, et probablement le seul motif de plainte de More (pour
peu qu’on l’imagine se plaignant) était qu’elle n’appréciait pas ses blagues
– une épreuve de patience indéniable.
En 1516 il termina
la rédaction de Utopia. Ce n’est pas la place ici de discutter
l’importance de ce livre; il suffit de dire, avec Sir Sidney Lee, que
« ce n’est pas dans Utopia qu’il faut chercher les opinions
pratiques de More sur la religion et la politique ». L’oeuvre était
à l’origine en latin et destinée seulement aux érudits et aux personnes
de grande maturité.
Le roi et Wolsey
étaient à ce moment décidés d’avoir à la Cour les services de More; si
l’idée ne lui répugnait pas, il était pour le moins réticent : il
en savait assez sur les rois et les cours et qu’on n’y trouvait pas la
bonne vie. Mais il ne refusa pas et reçut une succession rapide de promotions
jusqu’à devenir, en octrobre 1529, Lord Chancelor (équivalent de ministre
de la Justice) en remplacement de Wolsey tombé en disgrâce.
Les archives de l’époque
nous permettent de voir Sir Thomas sous deux angles différents. Érasme
écrivit : « Dans les sujets sérieux aucun autre conseil n’était
plus apprécié que le sien tandis que si le roi souhaitait se récréer,
aucune autre conversation n’était plus gaie. Souvent il se présentait
des sujets profonds et complexes qui exigaient un jugement grave et prudent.
More les démèlait de façon à satisfaire les deux parties. Personne cependant
n’a jamais pu le persuader de recevoir un cadeau pour ses jugements. Heureux
les États où les rois ont nommé de tels fonctionnaires! Son ascension
ne suscita chez lui aucun orgueil. Vous diriez qu’il a été nommé le gardien
public de tous ceux qui sont dans le besoin ».
John Bouge, ancien
élève de l’école de Charterhouse, écrivait en 1535 : « Quant
à Sir Thomas More, il fut mon paroissien à Londres...Dans ses confessions,
cet enfant angélique était si pur, si propre, il montrait une si grande
application, réflexion et dévotion que j’en ai rarement rencontrées de
telles. Un gentleman d’un grand savoir à la fois dans le droit, dans les
arts et dans les choses religieuses ». Et cependant Sir Thomas était
un aussi bon courtisan qu’un chrétien et un saint peuvent l’être et cela
ne veut pas dire qu’il n’en était pas un très bon. De même son amitié
avec Henry VIII n’était pas à sens unique : More conservait l’affection
familière de son maître et n’y manqua jamais, mais il ne se faisait aucune
illusion à son sujet : « Mon fils Roper, je peux te dire que
je n’ai aucun motif d’en être fier, car si ma tête lui faisait gagner
un château en France, il n’hésiterait pas ».
A l’époque où il
fut nommé Lord Chancelor, Sir Thomas était occupé à écrire contre le Protestantisme
et en particulier contre Tyndale. La confusion religieuse et civile causée
en Allemagne par la révolte de Luther, bientôt augmentée par les attaques
de Tyndale, Zwingli et une foule d’autres « réformateurs » propulsa
More comme défenseur de la foi chrétienne traditionnelle. Son Dialogue,
sorti en 1528 constituait une solide apologie contre les innovateurs tandis
que sa Confutatio – en réponse à Tyndale – traitait encore plus
en détail des hérésies diverses qui allaient bientôt saper la foi en Europe
et devenir la base pour une grande part de l’incrédulité actuelle.
« Intégrité
et droiture » caractérisaient ses polémiques et il préférait toujours
tourner en ridicule plutôt que de condamner, quand une discussion sérieuse
et impitoyable ne servirait à rien. Mais alors que More avait le dessus
dans les arguments, Tyndale était le meilleur comme écrivain : More
ne pouvait concurrencer son anglais clair et abrupt et ses tournures de
phrases parfaites. En dépit d’affirmations contraires, il n’y a pas de
doute que l’attitude de More vis-à-vis des hérétiques en fut une d’impartialité
scrupuleuse et de modération notable. C’était à l’hérésie même et non
aux personnes des hérétiques qu’il s’opposait et « à tous ceux qui
tombaient entre mes mains pour hérésie, que Dieu m’en préserve, aucun
d’eux ne reçut jamais un souflet ou un coup ou même une chiquenaude sur
le front ». Il est intéressant aussi de lire son opinion sur la question
alors chaudement débattue de la libre circulation des bibles en vernaculaire.
Il préconnisait la diffusion de certains livres de la bible mais il pensait
que la lecture d’autres parties de la bible devait être laissée à la discretion
de l’évêque ordinaire de chacun qui probablement « tolérerait que
certains lisent les Actes des Apôtres, mais ne les laisserait pas se mêler
de l’Apocalypse; de même qu’un père use de sa discretion pour juger lequel
de ses enfants peut, pour son sérieux, garder un couteau pour couper sa
viande, et lequel devra être dépourvu de son couteau pour éviter que par
sa légèreté il ne se coupe les doigts. C’est ainsi que j’ose, sans préjudice
du jugement d’autres hommes, vous montrer ma pensée en cette matière :
comment la sainte Écriture peut, sans grand péril et non sans grand avantage,
être traduite en notre langue et mise entre les mains de laïcs hommes
et femmes, ne voulant rien signifier d’autre par là qu’on pourrait, pour
ma part, souffrir que la Bible entière soit diffusée partout en anglais...
J’ai perçu que quelques-uns des plus grands et des meilleurs esprits parmi
le clergé inclinent à cela ». (Suite dans le prochain numéro)
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